Essai d'une comparaison entre la théorie nietzschéenne de l'art et la musique Metal.
Par
Mythos,
Nietzsche, l'art comme expression de la volonté de puissance
Le roi Midas part à la recherche du sage Silène (compagnon de Dionysos)
et lui demande quel est le bien suprême selon lui, Silène lui répond :
« Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi
m’obliger à te dire ce que tu as le moins d’intérêt à entendre ? Le bien
suprême il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne
pas être, de n’être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi,
c’est de mourir sous peu ».
C’est
dans cette perspective que s’inscrit l’art selon Nietzsche, nous réconcilier
avec le tout originaire (la vie) en même temps de nous apprendre à supporter
cette vision tragique de la vie (la mort inévitable). L’art nous permet
d’affronter la dureté de la vie, comme toute culture elle est
« bildung » (formation de soi), elle nous apprend à vivre, elle nous
apprend à supporter le tragique de la vie humaine tel que nous le raconte
Silène. C’est donc nécessairement par lui que la volonté de puissance devait s’exprimer
(= force par laquelle tout être se maintient dans l’être), elle se manifeste
dans l’art comme fondement métaphysique de tout être. Si l’art est l’expression
de la volonté de puissance (volonté de vivre) alors l’art est tout entier
réconciliation avec l’Un-primordial (chaos avant le cosmos, avant
l’individuation), réconciliation avec la nature, réconciliation avec notre
nature subversive, animale et pure.
Chaque art porte à une échelle différente cette vision, dans la dualité
classique de l’apollinien et du dionysiaque (Apollon/Dionysos, Mesure/Démesure). De la belle apparence des formes,
de la simplicité, de la clarté, le « voile enchanteur » de « la profonde horreur
du spectacle du monde », face à Dionysos. Car cette « profonde
horreur » c’est précisément ce que révèle le dionysiaque, « l’arrière
fond originel du monde », la perte du sujet, l’abolissement de la
subjectivité « jusqu’au plus total oubli de soi », la réconciliation
avec la nature. La modération face à l’hybris grecque. Au fond de chaque individu mesure et démesure s'équilibrent tout en se contrastant, quand le premier mène à l'illusion l'autre mène à l'Un-primordial (la vérité naturelle), "au centre du moi qui se nie comme sujet individuel,
pour n'être plus que le sujet cosmique de la démesure" (Angèle Kremer Marietti). D'un côté le principe de raison suffisante, de l'autre la "démesure humaine" (Par delà le bien et le mal). La symbolique Apollon/Dionysos n'est là que pour nous montrer que l'art a pour seul but de révéler la démesure en tout homme, la bestialité, pour s'affranchir de la raison toujours dominante, pour mieux comprendre et accepter le tragique de l'existence, sous la forme de la catharsis d'Aristote.
Selon Nietzsche c’est la
tragédie grecque portée par Eschyle qui se rapproche le plus de cette notion.
La plus parfaite réconciliation de l’apollinien et du dionysiaque. L’idée que
l’art rend l’existence supportable en nous réconciliant avec « le fond le
plus intime du monde », en associant la belle forme de l’apollinien à la
démesure dionysiaque, nécessaire à la révélation du tragique de la vie, comme
moyen de mieux le supporter. Car lorsque l’art abandonne l’élément dionysiaque
il entre en décadence, comme la « tragédie raisonnant d’Euripide », il
n’est plus que mensonge et « voile enchanteur » de la vérité naturelle. Si Dionysos a une telle importance c’est que
Nietzsche conçoit l’art avant tout comme la fusion de l’homme et du devenir
primitif, l’art est la perte du sujet dans la vie qui le dépasse, il va
exprimer « l’image de tout ce qu’il y a de terrible, de cruel,
d’énigmatique, de destructeur, de fatal au fond de l’existence », il rend
possible l’ivresse, la volonté de destruction, qui suppose en parallèle celle
de création artistique. Car le désir de destruction est le désir créateur
supérieur, vraiment dionysiaque, celui qui nous réconcilie avec l’Un-primordial. L'homme, en tant que "dissonance" incarnée a besoin de la tragédie, seule capable de justifier son être contradictoire (bien/mal).
Car qu’est ce que la vérité
suprême au fond si ce n’est la connaissance de notre condition de mortel, la
connaissance de notre état ante-cosmos, lorsque le monde était encore chaos,
tout originaire, « l’état de nature » comme dirait Rousseau (l'opposition démesure/mesure est en fait celle chez Rousseau de nature/culture). Et l’art
est l’expression de cette volonté, qui doit nécessairement être esthétique,
transcendé par un état physiologique proche de l’ivresse dionysiaque, l’art nous
permet de nous faire prendre conscience de cette vision tragique de la vie,
comme recherche existentielle, qui ne peut être saisie que par une visée
esthétique. C'est pourquoi "l'art dionysiaque reçoit la fonction de délivrer
l'homme aussi bien de la connaissance purement rationnelle, que de l'action
et de la souffrance" (Angèle Kremer Marietti).
Quintessence dionysiaque et expression musicale
Selon moi, l’héritier de
cette vision nietzschéenne de l’art est nécessairement la musique Metal. La
musique était déjà pour Nietzsche l’art par excellence, l’incarnation de la
volonté car la « tragédie est enfantée par l’esprit de la musique » (l'origine de la tragédie est le choeur des satyres).
Le
Metal apporte la touche évidemment dionysiaque à la musique. Si la
figure de
Satan est si présente dans le Metal, dans sa réalité culturelle : le
signe
des cornes du diable comme symbole de ralliement des métalleux (adeptes
de
métal), comme dans sa réalité musicale : utilisation du triton
(intervalle
musicale considérée comme maléfique au Moyen-Âge), ce n’est pas un parti
pris religieux, mais pour plonger ce style dans la destruction
dionysiaque
nietzschéenne. Satan dans l’histoire des religions, est l’héritier
direct de
Dionysos, le dieu fourchu à corne. Ce n’est évidemment pas par hasard si
Satan
est représenté par un bouc, tout comme les satyres dionysiaques.
Synthèse de
l’homme et du bouc, satan, ou les satyres, sont les symboles de cette
réconciliation de l’homme avec l’Un-primordial, de l’homme avec la
nature, de
l’homme avec l’animal qu’il était avant l’individuation apollinienne
(principe de raison). Et si
c’est Satan qui est représenté plus que Dionysos dans le Metal ce n'est
que parce que le Metal est né dans une culture chrétienne avant tout *.
Le Metal symbolise donc ce
renouement avec la vision nietzschéenne de l’art.
1. D’un point de vue culturel d’une part. Le dionysiaque est la négation du principe d’individuation, et
« par le chant et la danse l’homme manifeste son appartenance à une
communauté supérieure ». Le Metal se rapproche évidemment beaucoup de cette
notion, comme l’ont montré Alexis Mombelet et Nicolas Walzer dans leurs études
sociologiques respectives sur la communauté des métalleux, ce qu’il y a de très
prégnant dans cette culture musicale c’est le sentiment d’appartenance à une
« communauté supérieure » soudée, qui a l’impression de connaître la
vérité du tout originaire. Les danses pogos et circles pits sont les héritiers
directs des bacchanales de l’antiquité, d’une communion autour de la passion
pour une même musique. Chaque participant se perd dans cette union fraternelle,
jusqu’au plus total oubli de soi, jusqu’au slam rédempteur qui vous donne
l’impression de vous élever vers cette nature toute dionysiaque. Les concerts
et festivals de Metal montrent d’un point de vue social ce rapprochement avec
l’art dionysiaque. Lorsque les groupes mettent en scène tout un dispositif
spectaculaire comme Rammstein avec les éléments pyrotechniques ou Behemoth avec
les pentagrammes enflammés ou le jeu de scène incarnant l’ivresse dionysiaque
et la force, alors l’union avec l’Un-primordial est accomplie (abnégation du
sujet dans une vérité plus profonde). Car comme l’explique Nietzsche
« l’essentiel dans l’ivresse est le sentiment de force intensifié »
(Le Crépuscule des Idoles), chose que sait à merveille faire des groupes comme
Marduk ou Taake lors de leurs concerts. Nietzsche explique en effet que c'est avant tout l'artiste qui doit ressentir cette ivresse, et "
l'état
d'ivresse, en tant qu'état physiologique, peut provenir soit d'un
breuvage, soit du printemps, soit d'une extase spirituelle" (Angèle Kremer Marietti). Les groupes
de Metal sont effet connus pour leur shows grandiloquents, souvent
provocateurs, car expressions de la volonté de puissance.
2. D’un point de vue musical
ensuite cela est encore plus évident. Le Metal fonde ses origines dans le désir
de destruction. Chaque accord nous donne l’impression d’assister à
l’apocalypse, à l’impression d’une force supérieure unique et véritable. Candlemass
(Doom Metal) y arrive avec véhémence, les accords sont lourds, pesants, tandis
que les paroles nous parlent du tragique de la vie (comme le veut la tragédie
antique d’Eschyle) « let me die in solitude » (Epicus Doomicus Metallicus)
ou « trought the infinitive halls of death » (Tales of Creation).
Chaque
genre métallique nous invite à contempler l’hybris dans sa plus profonde
démesure, le Death Metal dans la violence, le Black Metal dans la
destruction,
le Doom Metal dans la mort, le Heavy Metal dans la mythologie. Le
Post-core est actuellement le genre le plus à même de vous faire
ressentir ce sentiment d'abnégation, d'oubli total de soi face à un
monde apollinien (raison). Mais à
chaque fois cela nous permet de supporter la connaissance du tragique de
la vie
« pour de brefs instants, nous sommes réellement l’être originel
lui-même,
nous ressentons son incoercible désir et son plaisir d’exister… Nous
connaissons la félicité de vivre, non pas comme individus, mais en tant
que ce
vivant unique qui engendre et procrée » explique Nietzsche.
Le Sublime
L’art dionysiaque explore
le côté laid du monde, le dysharmonique et le monstrueux selon Nietzsche. C’est
évidemment ce que fait le Metal en esthétisant la violence ou le gore, les
pochettes de Cannibal Corpse ou celles
de Morbid Angel le montrent très bien. Nul besoin de faire une étude sémiologique de l'iconographie du Metal pour le voir. Mais le plus important dans la musique dionysiaque c’est que dominent
la dissonance, la stridence et les rythmes violents. Le chœur exalté des satyres, dans sa surexcitation,
renvoie au spectateur de la tragédie l’image
d’une bestialité sauvage. Le Metal incarne parfaitement cela, la
stridence du chant des groupes A Forest of Stars et Der Weg Einer Freiheit par
exemple, les rythmes violents de Anorexia Nervosa dans Redemtion Process, les
cœurs exaltés de Blind Guardian dans Nightfall in Middle-Earth sont autant d’exemples qui renvoient à cette
vision horrifique du monde. Mais ce spectacle qui devrait faire naître l’effroi
et la terreur chez l’auditeur ne fait en fait que naître en lui l’allégresse et
l’enchantement « l’aiguillon furieux de ces tourments
vient nous blesser au moment même où nous nous sommes, en quelque sorte,
identifiés à l’incommensurable joie primordiale à l’existence, où nous pressentons,
dans l’extase dionysienne, l’immuabilité et l’éternité de cette joie ». Cette maîtrise artistique de
l’horrible, de l’hybris grecque, n’est autre que le Sublime. Sentiment que
ressent tout amateur de Metal à l’écoute de son groupe préféré, à l’écoute de Árstíðir Lífsins, Candlemass, Dornenreich, Electric Wizard, et j’en passe. Le Sublime
est la transcendance de cette vision tragique de l’existence, l’esthétisation
de la volonté de puissance.
Le problème évident que sous-tend l'expression dionysiaque
est de se demander si on peut tout esthétiser, jusqu'aux plus horribles
états d'inconsciences humaines juste au nom de l'art ? Mais le problème
est simple, soit l'on conçoit l'art comme un état séparé des autres occupations humaines, comme une catharsis justement, dont la distance représentationnelle rendrait la vision de l'horrible esthétisée acceptable, soit au contraire on pense l'art au côtés des autres occupations comme la politique par exemple, alors le principe de moral rentre évidemment en compte et l'art est soumise à la censure et la surveillance (comme le préconise Platon dans La République). Mais Nietzsche est partisan de la première vision, et tant que cette vision nietzschéenne de
l’art ne sera pas comprise alors les critiques qui s’adressent au Metal seront
toujours aussi fausses, toujours aussi inutiles. Et le Metal toujours incompris aux yeux de la plupart
des gens, renforçant par là ce sentiment d’appartenance à une « communauté
supérieure » chez les métalleux. Chose qui fait aussi évidemment tout son
succès et sa beauté aux yeux des adeptes de musiques extrêmes, de musique
dionysiaque. La seule qui nous apporte la vérité de l’Un-Primordial. Car finalement le Metal comme "le mot 'dionysiaque' exprime un besoin d'unité, un
dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la société, de la
réalité, franchissant l'abîme de l'éphémère; l'épanchement d'une âme passionnée
et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus
pleins et plus légers; un acquiescement extasié à la propriété générale qu'a la
Vie d'être la même sous tous les changements, également puissante, également enivrante;
la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance, qui approuve et
sanctifie jusqu'aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants
de la Vie: l'éternelle volonté de génération, de fécondation, de Retour: le
sentiment d'unité embrassant la nécessité de la création et celle de la
destruction" (Nietzsche fragment 1888).
* La présence du "satanisme" dans la musique metal ne doit pas être pris à mon sens comme "la religion satanique" (culte de Satan) comme on a souvent la tentation de le croire, mais bien comme un symbole, celui du "bouc", de la synthétisation de l'homme avec la nature, non d'un quelconque culte satanique. Cela a déjà été maintes fois rappelé par les spécialistes du Metal (voir à ce propos le reportage Voyage au Coeur de la Bête réalisé par Sam Dunn).
Les citations sont toutes issues de La Naissance de la Tragédie de Nietzsche, si ce n'est pas le cas la source est spécifiée entre parenthèses.